Nos sociétés se psychologisent de plus en plus. Partout, il s’agit de transférer ce qui devrait être du ressort de l’action collective, politique, sociale, morale, vers un rapport à soi-même, individuel : si je ne suis pas bien, il s’agit de faire un travail sur moi-même ; si je ne trouve pas de travail, il faut que j’apprenne à me vendre ; si je ne connais pas l’amour, il faut que je commence par m’aimer moi-même ; si je suis en colère, il faut que j’apprenne à me maîtriser ; si je suis triste, il faut que je renforce mes passions joyeuses. Comme si l’individu pouvait se suffire à lui-même. Et logiquement, cette psychologisation permanente de notre rapport à nous-même, raison d’être du marché du « bien-être », s’est aujourd’hui étendue au regard que nous portons sur les autres. Pendant longtemps, une façon de discréditer l’autre, lors d’un désaccord, a consisté à le rendre immoral ou à l’enfermer dans une idéologie. Ce qu’il disait ou faisait était alors forcément lié à son sectarisme, son intolérance, sa bêtise, sa méchanceté, son ignorance, voire sa classe sociale. Aujourd’hui, c’est l’analyse de l’autre du point de vue psychologique qui est devenu le moyen de ne plus penser avec lui, de refuser le dialogue, de ne plus imaginer qu’on pourrait se tromper, de fuir et donc, au final, de préparer la violence qui en surgira nécessairement.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, nous avons vu fleurir de nombreux commentaires publics réduisant Poutine à un fou sanguinaire. Cette façon de poser l’autre est sans ambiguïté puisqu’elle ferme toute possibilité de raisonnement. Si l’autre est fou, il n’est pas nécessaire de réfléchir, il faut l’enfermer, s’en débarrasser et, pourquoi pas, le tuer ? Cette façon de faire est utilisée à chaque guerre et surtout lorsque l’on cherche à la justifier, comme en Irak ou en Libye avec Sadamm Hussein ou Kadhafi. Mais de plus en plus la population emboîte le pas des politiques, et des médias qui les relaient fidèlement, et on a pu lire bon nombre de commentaires individuels expliquant cette guerre en Europe par la folie d’un homme. Il est évidemment plus facile de penser que Hitler est né psychopathe plutôt que de l’imaginer sain d’esprit, aimant ses proches avec sincérité, puisqu’il s’agirait alors de chercher à comprendre les racines de son antisémitisme, la froideur brutale de son action et pourquoi les grands industriels de l’époque ont permis son accession au pouvoir et la mise en place de la solution finale. La sortie controversée du film « La chute », de Oliver Hirschbiegel (photo ci-dessus) est, à ce titre, assez significative. Il est toujours plus facile de montrer celui qui nous dérange comme inhumain. Pourtant, comme disait J.J. Rousseau, « seul l’Homme peut être inhumain. »
Il est tellement plus facile de sortir l’autre de la normalité pour ne pas avoir à penser ses propres failles ! Cette accusation de déséquilibre mental expliquant la position de tel ou telle est devenue monnaie courante dans les rapports individuels. Si l’autre dit cela, c’est parce qu’il a un problème psychologique. Le contenu du discours devient alors inopérant, invisible et le dialogue impossible. Pourquoi irais-je discuter avec un pervers sadique ? Pourquoi m’intéresse-je à ce que peut bien dire un dépressif chronique ? Pourquoi chercherais-je à comprendre ce que pense une hystérique ? Qui y a-t-il à tirer des propos de ceux qui s’échappent à eux-mêmes ?
Cette façon de rompre le dialogue et de faire de l’autre un aliéné, un alien, un étrange, un étranger, non seulement renforce l’illusion de toute puissance de l’individu qui y cède, mais surtout, prépare la violence. Le dialogue, dans sa structure, fonde les rapports libres et égaux entre individus et inaugure alors le lien social. Par le droit que je concède à l’autre et que j’obtiens de lui d’exprimer une pensée, nous réalisons la liberté naturelle essentielle à notre humanité commune ; par l’idée que l’autre a peut-être autant raison que moi et que l’écouter est nécessaire à la liberté admise précédemment, je construis l’espace de notre présence collective. A la fois à la racine de notre rapport moral et politique à l’autre, le dialogue est la condition de notre socialisation. Le rendre impossible en qualifiant d’emblée l’autre comme incapable de faire lien à soi, c’est enfermer la pensée dans un carcan dont naîtra nécessairement la violence. Car le refus du dialogue provoque la violence et interdire l’un revient à choisir l’autre. Croire alors qu’on serait en paix en faisant disparaître l’alien irrationnel que j’imagine en face de moi, c’est espérer vouloir imposer une paix qui ne peut aboutir qu’à la rupture et à la mort.