Extraire la folie de l’autre ?

L’Extraction de la pierre de folie, par Jérôme Bosch (1460-1516)
L’Extraction de la pierre de folie (1485), Jérôme Bosch

Nos sociétés se psychologisent de plus en plus. Partout, il s’agit de transférer ce qui devrait être du ressort de l’action collective, politique, sociale, morale, vers un rapport à soi-même, individuel : si je ne suis pas bien, il s’agit de faire un travail sur moi-même ; si je ne trouve pas de travail, il faut que j’apprenne à me vendre ; si je ne connais pas l’amour, il faut que je commence par m’aimer moi-même ; si je suis en colère, il faut que j’apprenne à me maîtriser ; si je suis triste, il faut que je renforce mes passions joyeuses. Comme si l’individu pouvait se suffire à lui-même. Et logiquement, cette psychologisation permanente de notre rapport à nous-même, raison d’être du marché du « bien-être », s’est aujourd’hui étendue au regard que nous portons sur les autres. Pendant longtemps, une façon de discréditer l’autre, lors d’un désaccord, a consisté à le rendre immoral ou à l’enfermer dans une idéologie. Ce qu’il disait ou faisait était alors forcément lié à son sectarisme, son intolérance, sa bêtise, sa méchanceté, son ignorance, voire sa classe sociale. Aujourd’hui, c’est l’analyse de l’autre du point de vue psychologique qui est devenu le moyen de ne plus penser avec lui, de refuser le dialogue, de ne plus imaginer qu’on pourrait se tromper, de fuir et donc, au final, de préparer la violence qui en surgira nécessairement.

La chute, de Oliver Hirschbiegel
La chute (2004), Oliver Hirschbiegel

Depuis le début de la guerre en Ukraine, nous avons vu fleurir de nombreux commentaires publics réduisant Poutine à un fou sanguinaire. Cette façon de poser l’autre est sans ambiguïté puisqu’elle ferme toute possibilité de raisonnement. Si l’autre est fou, il n’est pas nécessaire de réfléchir, il faut l’enfermer, s’en débarrasser et, pourquoi pas, le tuer ? Cette façon de faire est utilisée à chaque guerre et surtout lorsque l’on cherche à la justifier, comme en Irak ou en Libye avec Sadamm Hussein ou Kadhafi. Mais de plus en plus la population emboîte le pas des politiques, et des médias qui les relaient fidèlement, et on a pu lire bon nombre de commentaires individuels expliquant cette guerre en Europe par la folie d’un homme. Il est évidemment plus facile de penser que Hitler est né psychopathe plutôt que de l’imaginer sain d’esprit, aimant ses proches avec sincérité, puisqu’il s’agirait alors de chercher à comprendre les racines de son antisémitisme, la froideur brutale de son action et pourquoi les grands industriels de l’époque ont permis son accession au pouvoir et la mise en place de la solution finale. La sortie controversée du film « La chute », de Oliver Hirschbiegel (photo ci-dessus) est, à ce titre, assez significative. Il est toujours plus facile de montrer celui qui nous dérange comme inhumain. Pourtant, comme disait J.J. Rousseau, « seul l’Homme peut être inhumain. »

Il est tellement plus facile de sortir l’autre de la normalité pour ne pas avoir à penser ses propres failles ! Cette accusation de déséquilibre mental expliquant la position de tel ou telle est devenue monnaie courante dans les rapports individuels. Si l’autre dit cela, c’est parce qu’il a un problème psychologique. Le contenu du discours devient alors inopérant, invisible et le dialogue impossible. Pourquoi irais-je discuter avec un pervers sadique ? Pourquoi m’intéresse-je à ce que peut bien dire un dépressif chronique ? Pourquoi chercherais-je à comprendre ce que pense une hystérique ? Qui y a-t-il à tirer des propos de ceux qui s’échappent à eux-mêmes ?

L’École d’Athènes, Raphaël , 
Détail : Platon et Aristote
L’École d’Athènes (1509), Raphaël ,
Détail : Platon et Aristote

Cette façon de rompre le dialogue et de faire de l’autre un aliéné, un alien, un étrange, un étranger, non seulement renforce l’illusion de toute puissance de l’individu qui y cède, mais surtout, prépare la violence. Le dialogue, dans sa structure, fonde les rapports libres et égaux entre individus et inaugure alors le lien social. Par le droit que je concède à l’autre et que j’obtiens de lui d’exprimer une pensée, nous réalisons la liberté naturelle essentielle à notre humanité commune ; par l’idée que l’autre a peut-être autant raison que moi et que l’écouter est nécessaire à la liberté admise précédemment, je construis l’espace de notre présence collective. A la fois à la racine de notre rapport moral et politique à l’autre, le dialogue est la condition de notre socialisation. Le rendre impossible en qualifiant d’emblée l’autre comme incapable de faire lien à soi, c’est enfermer la pensée dans un carcan dont naîtra nécessairement la violence. Car le refus du dialogue provoque la violence et interdire l’un revient à choisir l’autre. Croire alors qu’on serait en paix en faisant disparaître l’alien irrationnel que j’imagine en face de moi, c’est espérer vouloir imposer une paix qui ne peut aboutir qu’à la rupture et à la mort.

Peut-on penser la guerre ?

« Quelle connerie la guerre ! »  « La paix c’est bien ! La guerre c’est mal ! » 

Les Inaptes au travail David Olère

Dire des banalités sur la guerre est assez facile. Mais y penser vraiment, est-ce possible ? 
Il est de bon ton de l’opposer à la paix et de considérer que si la guerre est la pire des choses, la paix serait la meilleure. Ainsi donc, il faudrait vouloir la paix à tout prix. Mais peut-on vouloir la paix au prix de la dignité humaine ? Ne reproche-t-on pas, légitimement, au gouvernement de Vichy d’avoir voulu la paix au sacrifice de la vie et de la dignité d’une partie de l’humanité ? Quand, en 1938,  Chamberlain revient à Londres après avoir signé les accords de Munich qui abandonnent la Tchécoslovaquie à Hitler, Winston Churchill lui dira : « Vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre ». Les collaborateurs ont choisi la paix à tout prix, et donc le déshonneur. Cela voudrait donc dire que la paix n’est pas toujours la meilleure des choses et que le prix à payer pour l’obtenir a des limites, celles de notre dignité. Mais alors, si la paix n’est pas la meilleure des choses, la guerre ne serait pas la pire des choses ?

Pourtant, si. La guerre semble toujours être la pire des choses. C’est d’ailleurs ce qui la rend impensable. Le pire n’est jamais pensable. C’est d’ailleurs peut-être aussi la raison pour laquelle on voit la guerre partout quand on a aucune idée de ce qu’elle est vraiment. On parle aussi bien de la guerre des sexes que de la guerre entre générations, de la guerre économique comme de la guerre psychologique… Mais la guerre c’est des bombardements, des cris, des morts, de l’injustice, de l’imprévisible permanent qui nourrit une peur constante, des familles qui perdent tout, qui quittent tout, c’est la faim, la soif, l’attente interminable, l’espoir impuissant, le chaos. 

Il n’y a pas de guerre propre. L’idée même d’une guerre chirurgicale qui soignerait le mal en ciblant ses attaques sans faire de dommages collatéraux n’existe pas en dehors de la propagande propre à toutes les guerres, dans tous les camps. Les armes, le renseignement, les soldats, resteront toujours imprécis, aléatoires et leur mise à l’épreuve en montre toujours les failles. L’état de guerre est un état de survie qui nous laisse croire qu’il n’y a pas de place pour deux vies ennemies, ce sera nous ou l’ennemi. Notre coexistence commune devient impensable. Alors il faut fuir, tuer ou être tué. Dans toutes les guerres le droit est supplanté par le fait et l’humanité par la bestialité. La guerre est bien la pire des choses.

Mais il y a des paix qui ne valent pas mieux que des guerres. A quoi bon vouloir la paix si elle se réduit au calme des cimetières ? A l’obéissance à une tyrannie ? Si la guerre est la pire des choses et la paix pas toujours la meilleure, c’est donc qu’elles ne s’opposent pas. Car la paix ce n’est pas le calme, l’absence de trouble, la tranquillité, la “positive attitude”, le bien-être, la joie ou encore la bienveillance. Cette vision individualiste de la paix, qui ne renvoie qu’à soi-même, de plus en plus confondue avec le bonheur, s’évapore illico aux premiers combats. D’ailleurs n’est-ce pas cette vision réductrice qui rend la guerre inéluctable, en laissant croire que ça n’arrivera pas ?

La paix c’est avant tout un pacte, une relation à l’autre, un dialogue. C’est avant tout conserver à l’autre son humanité, ne pas le réduire à l’état de fou, de pervers, de dégénéré, ne pas psychologiser son état pour éviter le rapport de force entre différents points de vues argumentés. C’est toujours facile de réduire l’autre à un état psychologique défaillant pour ne pas à avoir à faire face à sa propre responsabilité quand les rapports dégénèrent. En recherchant en permanence leur bien-être individuel, en se repliant sur elles-mêmes, nos sociétés ont oublié que la paix est un acte politique qui engage l’humanité tout entière. Si les actes individuels ne sont pas toujours inutiles, ils ne sont rien sans l’action collective portée par l’intérêt général humain. A ce titre, le retour de la guerre est toujours le moment où nous comprenons que le bien pour soi est inopérant face au pire. Et le pire est toujours impensable. Ressentir l’impensable au fond de soi,  craindre le pire, n’est-ce pas se permettre de construire les pactes qui pourraient le rendre improbable ? Se satisfaire de ce qui est, tant que le calme règne, n’est-ce pas toujours renoncer aux progrès de notre humanité ?

En république, les devoirs valent-ils avant les droits ?

Lors du #LivePhilo du 23 décembre 2021, #Didierleprof s’est livré à l’analyse de la question de la semaine

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Reprise du live du 09 janvier 2022

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Pour des raisons techniques, la fin du live a été tronquée. Une version écrite de l’analyse de cette question viendra bientôt compléter cette vidéo.