Et si iels avaient tou-te-s tort ?

L’actualité semble se focaliser, une fois de plus, sur l’inutile. Si l’inutile n’est pas pour autant sans valeur, il est cependant souvent utilisé pour cacher les questions essentielles. C’est le cas avec la polémique stérile autour de l’entrée du pronom « iel » dans le Robert.

La question qui nous semble intéressante ici (parce qu’elle mène à des problèmes plus essentiels) est bien celle de la langue, qu’on ne « doit pas triturer » comme on veut, comme dirait l’homme qui murmure à sa propre oreille. Pourtant, si ! Une langue vivante est faite pour être triturée. Les enfants la triturent pour en faire l’apprentissage. Les poètes la déforment sans cesse pour redonner forme au monde. C’est le propre d’une langue vivante, se nourrir du monde pour en faire émerger des réalités nouvelles. Des milliers de mots sont inventés, intégrés à l’usage pour quelques uns, et beaucoup disparaissent.

On ne force pas la main à une langue

Le combat contre la tentation réactionnaire de maîtriser la pensée en maîtrisant la langue doit être de tous les instants. Mais c’est vrai aussi du combat contre celles et ceux qui veulent imposer des modifications brutales de la grammaire et de la langue en imposant l’écriture inclusive ou des mots nouveaux, par exemple. Si une langue doit rester libre pour garantir la liberté de penser, elle doit le rester pour tout le monde, aussi bien pour les « conservateurs », qui ont toujours cherché à imposer leur vocabulaire pour imposer leur idéologie, que pour les « progressistes », qui sinon perdent en quelque sorte le fil du progressisme en voulant imposer leur vocabulaire.

Une langue est vivante et la vie est lente.

Une langue a son propre rythme. Il faut du temps pour qu’une culture s’approprie un mot. Surtout « iel ». Si de nombreux mots et expressions rentrent aussi vite qu’ils sortent des dictionnaires, c’est parce qu’ils ne renvoient qu’à une réalité immédiate et éphémère. Pour qu’un mot ou une expression restent dans une langue, il faut en faire l’usage et que l’idée s’installe. Et pour qu’une idée nouvelle s’installe, il faut bien qu’elle trouve ses mots pour s’éprouver. Mais il faut aussi qu’elle accepte de ne pas être reconnue comme acceptable d’emblée. On ne peut pas forcer la porte d’une culture. Sauf à vouloir coloniser les esprits. Sauf à parler de rééducation et de déconstruction et à considérer que les individus qui composent les peuples ne sont que des victimes sans existence propre, qui ne voient pas la vérité à laquelle aurait accès une jeune garde éclairée. Utiliser les méthodes violentes des réactionnaires pour faire avancer le progressisme est une contradiction qui tendrait à prouver que l’opposition entre les deux n’est pas si évidente.

Cette contradiction n’est-elle pas le résultat d’une pensée individualiste ( cause paradoxale du communautarisme ) qui voudrait imposer à l’espace public ce qui appartient à la sphère du privé ?

Irruption du privé dans le public

La question du genre a été discuté et il semble aujourd’hui que, avec l’apport des sciences, le concept soit compris, enseigné et installé dans plusieurs cultures. C’est une bonne chose. Mais si la question du genre est nécessairement publique, le choix du genre est avant tout une question privée. Si les choix sont indiscutables, c’est justement parce qu’ils ne regardent que celles et ceux qui les font. Comme la croyance religieuse ou l’orientation sexuelle, on ne peut que reconnaître ces choix. Parce que c’est une affaire privée. Ce qui est discutable par contre, c’est justement lorsque s’exprime la volonté de l’irruption du privé dans la sphère publique. On ne peut pas, en même temps, vouloir installer une pensée, un concept, une attitude, dans la sphère publique et refuser qu’elle soit discutée publiquement. Aucun groupe, même majoritaire, ne peut s’accaparer le domaine public pour des raisons privées. Vouloir le contraire semble assez significatif d’une société ou les individus considèrent que leurs sentiments particuliers et intimes méritent tous d’être respectés publiquement par tout le monde. Un monde ou tout devrait être toléré au nom d’une représentation fantasmée de la liberté. Pourtant, personne n’a à tolérer l’homosexualité, personne n’a à tolérer les croyants, personne n’a à tolérer les personnes qui ne se situent pas dans un genre particulier. C’est un fait. Alors demander à une société de légitimer et de se plier à un choix sexuel, une croyance, un choix ou refus de choix de genre n’est-ce pas demander de la tolérance, un acte moral, là ou les faits se suffisent ? Comment alors s’étonner que certains refusent et même contestent cette légitimité ?

J’utilise l’écriture inclusive parfois, quand je sens que ça a du sens, je ne l’utilise pas d’autres fois, parce que ça complique la compréhension. Vouloir en faire une règle, un principe intangible n’a pas de sens. Si votre sensibilité est heurtée c’est peut-être parce que vous confondez ce que vous pensez avec ce que vous êtes ? Pour ma part, je ne réduis aucun être humain à ce qu’il pense à un moment donné. Nos choix nous font mais ils nous défont. Je lis parfois des textes illisibles et qui en deviennent ridicules à cause de l’écriture inclusive. J’arrête alors de lire. Souvent je ne m’aperçois même pas de ce choix. Ça me regarde et je me garderai bien de vous dire ce qu’il faut en penser. Mais gardez-vous de vouloir m’en imposer une règle qui vous conviendrait !

Livrer l’intime au grand jour est un choix. Notre intimité nous appartient et il n’appartient qu’à nous de la livrer à qui l’on veut. Mais la livrer à l’autre, lui-même un intime, un autre moi, ce n’est pas la même chose que de la livrer en public. Car une fois rendue publique, cette intimité disparaît, me renvoyant à un objet sans singularité, et ne reste alors au fond de moi que la béance de nos incertitudes profondes. Tout est alors à reconstruire…
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