On dit tout et son contraire sur les retraites. Mais on dit, aussi, tout et son contraire sur le travail. La réforme qui s’annonce est l’occasion de réfléchir sur la notion de travail car comprendre notre perception du travail peut nous éclairer sur notre perception de ce qu’est la retraite.
Extraire la folie de l’autre ?
Nos sociétés se psychologisent de plus en plus. Partout, il s’agit de transférer ce qui devrait être du ressort de l’action collective, politique, sociale, morale, vers un rapport à soi-même, individuel : si je ne suis pas bien, il s’agit de faire un travail sur moi-même ; si je ne trouve pas de travail, il faut que j’apprenne à me vendre ; si je ne connais pas l’amour, il faut que je commence par m’aimer moi-même ; si je suis en colère, il faut que j’apprenne à me maîtriser ; si je suis triste, il faut que je renforce mes passions joyeuses. Comme si l’individu pouvait se suffire à lui-même. Et logiquement, cette psychologisation permanente de notre rapport à nous-même, raison d’être du marché du « bien-être », s’est aujourd’hui étendue au regard que nous portons sur les autres. Pendant longtemps, une façon de discréditer l’autre, lors d’un désaccord, a consisté à le rendre immoral ou à l’enfermer dans une idéologie. Ce qu’il disait ou faisait était alors forcément lié à son sectarisme, son intolérance, sa bêtise, sa méchanceté, son ignorance, voire sa classe sociale. Aujourd’hui, c’est l’analyse de l’autre du point de vue psychologique qui est devenu le moyen de ne plus penser avec lui, de refuser le dialogue, de ne plus imaginer qu’on pourrait se tromper, de fuir et donc, au final, de préparer la violence qui en surgira nécessairement.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, nous avons vu fleurir de nombreux commentaires publics réduisant Poutine à un fou sanguinaire. Cette façon de poser l’autre est sans ambiguïté puisqu’elle ferme toute possibilité de raisonnement. Si l’autre est fou, il n’est pas nécessaire de réfléchir, il faut l’enfermer, s’en débarrasser et, pourquoi pas, le tuer ? Cette façon de faire est utilisée à chaque guerre et surtout lorsque l’on cherche à la justifier, comme en Irak ou en Libye avec Sadamm Hussein ou Kadhafi. Mais de plus en plus la population emboîte le pas des politiques, et des médias qui les relaient fidèlement, et on a pu lire bon nombre de commentaires individuels expliquant cette guerre en Europe par la folie d’un homme. Il est évidemment plus facile de penser que Hitler est né psychopathe plutôt que de l’imaginer sain d’esprit, aimant ses proches avec sincérité, puisqu’il s’agirait alors de chercher à comprendre les racines de son antisémitisme, la froideur brutale de son action et pourquoi les grands industriels de l’époque ont permis son accession au pouvoir et la mise en place de la solution finale. La sortie controversée du film « La chute », de Oliver Hirschbiegel (photo ci-dessus) est, à ce titre, assez significative. Il est toujours plus facile de montrer celui qui nous dérange comme inhumain. Pourtant, comme disait J.J. Rousseau, « seul l’Homme peut être inhumain. »
Il est tellement plus facile de sortir l’autre de la normalité pour ne pas avoir à penser ses propres failles ! Cette accusation de déséquilibre mental expliquant la position de tel ou telle est devenue monnaie courante dans les rapports individuels. Si l’autre dit cela, c’est parce qu’il a un problème psychologique. Le contenu du discours devient alors inopérant, invisible et le dialogue impossible. Pourquoi irais-je discuter avec un pervers sadique ? Pourquoi m’intéresse-je à ce que peut bien dire un dépressif chronique ? Pourquoi chercherais-je à comprendre ce que pense une hystérique ? Qui y a-t-il à tirer des propos de ceux qui s’échappent à eux-mêmes ?
Cette façon de rompre le dialogue et de faire de l’autre un aliéné, un alien, un étrange, un étranger, non seulement renforce l’illusion de toute puissance de l’individu qui y cède, mais surtout, prépare la violence. Le dialogue, dans sa structure, fonde les rapports libres et égaux entre individus et inaugure alors le lien social. Par le droit que je concède à l’autre et que j’obtiens de lui d’exprimer une pensée, nous réalisons la liberté naturelle essentielle à notre humanité commune ; par l’idée que l’autre a peut-être autant raison que moi et que l’écouter est nécessaire à la liberté admise précédemment, je construis l’espace de notre présence collective. A la fois à la racine de notre rapport moral et politique à l’autre, le dialogue est la condition de notre socialisation. Le rendre impossible en qualifiant d’emblée l’autre comme incapable de faire lien à soi, c’est enfermer la pensée dans un carcan dont naîtra nécessairement la violence. Car le refus du dialogue provoque la violence et interdire l’un revient à choisir l’autre. Croire alors qu’on serait en paix en faisant disparaître l’alien irrationnel que j’imagine en face de moi, c’est espérer vouloir imposer une paix qui ne peut aboutir qu’à la rupture et à la mort.
Peut-on penser la guerre ?
« Quelle connerie la guerre ! » « La paix c’est bien ! La guerre c’est mal ! »
Dire des banalités sur la guerre est assez facile. Mais y penser vraiment, est-ce possible ?
Il est de bon ton de l’opposer à la paix et de considérer que si la guerre est la pire des choses, la paix serait la meilleure. Ainsi donc, il faudrait vouloir la paix à tout prix. Mais peut-on vouloir la paix au prix de la dignité humaine ? Ne reproche-t-on pas, légitimement, au gouvernement de Vichy d’avoir voulu la paix au sacrifice de la vie et de la dignité d’une partie de l’humanité ? Quand, en 1938, Chamberlain revient à Londres après avoir signé les accords de Munich qui abandonnent la Tchécoslovaquie à Hitler, Winston Churchill lui dira : « Vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur. Vous avez choisi le déshonneur, et vous aurez la guerre ». Les collaborateurs ont choisi la paix à tout prix, et donc le déshonneur. Cela voudrait donc dire que la paix n’est pas toujours la meilleure des choses et que le prix à payer pour l’obtenir a des limites, celles de notre dignité. Mais alors, si la paix n’est pas la meilleure des choses, la guerre ne serait pas la pire des choses ?
Pourtant, si. La guerre semble toujours être la pire des choses. C’est d’ailleurs ce qui la rend impensable. Le pire n’est jamais pensable. C’est d’ailleurs peut-être aussi la raison pour laquelle on voit la guerre partout quand on a aucune idée de ce qu’elle est vraiment. On parle aussi bien de la guerre des sexes que de la guerre entre générations, de la guerre économique comme de la guerre psychologique… Mais la guerre c’est des bombardements, des cris, des morts, de l’injustice, de l’imprévisible permanent qui nourrit une peur constante, des familles qui perdent tout, qui quittent tout, c’est la faim, la soif, l’attente interminable, l’espoir impuissant, le chaos.
Il n’y a pas de guerre propre. L’idée même d’une guerre chirurgicale qui soignerait le mal en ciblant ses attaques sans faire de dommages collatéraux n’existe pas en dehors de la propagande propre à toutes les guerres, dans tous les camps. Les armes, le renseignement, les soldats, resteront toujours imprécis, aléatoires et leur mise à l’épreuve en montre toujours les failles. L’état de guerre est un état de survie qui nous laisse croire qu’il n’y a pas de place pour deux vies ennemies, ce sera nous ou l’ennemi. Notre coexistence commune devient impensable. Alors il faut fuir, tuer ou être tué. Dans toutes les guerres le droit est supplanté par le fait et l’humanité par la bestialité. La guerre est bien la pire des choses.
Mais il y a des paix qui ne valent pas mieux que des guerres. A quoi bon vouloir la paix si elle se réduit au calme des cimetières ? A l’obéissance à une tyrannie ? Si la guerre est la pire des choses et la paix pas toujours la meilleure, c’est donc qu’elles ne s’opposent pas. Car la paix ce n’est pas le calme, l’absence de trouble, la tranquillité, la “positive attitude”, le bien-être, la joie ou encore la bienveillance. Cette vision individualiste de la paix, qui ne renvoie qu’à soi-même, de plus en plus confondue avec le bonheur, s’évapore illico aux premiers combats. D’ailleurs n’est-ce pas cette vision réductrice qui rend la guerre inéluctable, en laissant croire que ça n’arrivera pas ?
La paix c’est avant tout un pacte, une relation à l’autre, un dialogue. C’est avant tout conserver à l’autre son humanité, ne pas le réduire à l’état de fou, de pervers, de dégénéré, ne pas psychologiser son état pour éviter le rapport de force entre différents points de vues argumentés. C’est toujours facile de réduire l’autre à un état psychologique défaillant pour ne pas à avoir à faire face à sa propre responsabilité quand les rapports dégénèrent. En recherchant en permanence leur bien-être individuel, en se repliant sur elles-mêmes, nos sociétés ont oublié que la paix est un acte politique qui engage l’humanité tout entière. Si les actes individuels ne sont pas toujours inutiles, ils ne sont rien sans l’action collective portée par l’intérêt général humain. A ce titre, le retour de la guerre est toujours le moment où nous comprenons que le bien pour soi est inopérant face au pire. Et le pire est toujours impensable. Ressentir l’impensable au fond de soi, craindre le pire, n’est-ce pas se permettre de construire les pactes qui pourraient le rendre improbable ? Se satisfaire de ce qui est, tant que le calme règne, n’est-ce pas toujours renoncer aux progrès de notre humanité ?
Et si iels avaient tou-te-s tort ?
L’actualité semble se focaliser, une fois de plus, sur l’inutile. Si l’inutile n’est pas pour autant sans valeur, il est cependant souvent utilisé pour cacher les questions essentielles. C’est le cas avec la polémique stérile autour de l’entrée du pronom « iel » dans le Robert.
La question qui nous semble intéressante ici (parce qu’elle mène à des problèmes plus essentiels) est bien celle de la langue, qu’on ne « doit pas triturer » comme on veut, comme dirait l’homme qui murmure à sa propre oreille. Pourtant, si ! Une langue vivante est faite pour être triturée. Les enfants la triturent pour en faire l’apprentissage. Les poètes la déforment sans cesse pour redonner forme au monde. C’est le propre d’une langue vivante, se nourrir du monde pour en faire émerger des réalités nouvelles. Des milliers de mots sont inventés, intégrés à l’usage pour quelques uns, et beaucoup disparaissent.
On ne force pas la main à une langue
Le combat contre la tentation réactionnaire de maîtriser la pensée en maîtrisant la langue doit être de tous les instants. Mais c’est vrai aussi du combat contre celles et ceux qui veulent imposer des modifications brutales de la grammaire et de la langue en imposant l’écriture inclusive ou des mots nouveaux, par exemple. Si une langue doit rester libre pour garantir la liberté de penser, elle doit le rester pour tout le monde, aussi bien pour les « conservateurs », qui ont toujours cherché à imposer leur vocabulaire pour imposer leur idéologie, que pour les « progressistes », qui sinon perdent en quelque sorte le fil du progressisme en voulant imposer leur vocabulaire.
Une langue est vivante et la vie est lente.
Une langue a son propre rythme. Il faut du temps pour qu’une culture s’approprie un mot. Surtout « iel ». Si de nombreux mots et expressions rentrent aussi vite qu’ils sortent des dictionnaires, c’est parce qu’ils ne renvoient qu’à une réalité immédiate et éphémère. Pour qu’un mot ou une expression restent dans une langue, il faut en faire l’usage et que l’idée s’installe. Et pour qu’une idée nouvelle s’installe, il faut bien qu’elle trouve ses mots pour s’éprouver. Mais il faut aussi qu’elle accepte de ne pas être reconnue comme acceptable d’emblée. On ne peut pas forcer la porte d’une culture. Sauf à vouloir coloniser les esprits. Sauf à parler de rééducation et de déconstruction et à considérer que les individus qui composent les peuples ne sont que des victimes sans existence propre, qui ne voient pas la vérité à laquelle aurait accès une jeune garde éclairée. Utiliser les méthodes violentes des réactionnaires pour faire avancer le progressisme est une contradiction qui tendrait à prouver que l’opposition entre les deux n’est pas si évidente.
Cette contradiction n’est-elle pas le résultat d’une pensée individualiste ( cause paradoxale du communautarisme ) qui voudrait imposer à l’espace public ce qui appartient à la sphère du privé ?
Irruption du privé dans le public
La question du genre a été discuté et il semble aujourd’hui que, avec l’apport des sciences, le concept soit compris, enseigné et installé dans plusieurs cultures. C’est une bonne chose. Mais si la question du genre est nécessairement publique, le choix du genre est avant tout une question privée. Si les choix sont indiscutables, c’est justement parce qu’ils ne regardent que celles et ceux qui les font. Comme la croyance religieuse ou l’orientation sexuelle, on ne peut que reconnaître ces choix. Parce que c’est une affaire privée. Ce qui est discutable par contre, c’est justement lorsque s’exprime la volonté de l’irruption du privé dans la sphère publique. On ne peut pas, en même temps, vouloir installer une pensée, un concept, une attitude, dans la sphère publique et refuser qu’elle soit discutée publiquement. Aucun groupe, même majoritaire, ne peut s’accaparer le domaine public pour des raisons privées. Vouloir le contraire semble assez significatif d’une société ou les individus considèrent que leurs sentiments particuliers et intimes méritent tous d’être respectés publiquement par tout le monde. Un monde ou tout devrait être toléré au nom d’une représentation fantasmée de la liberté. Pourtant, personne n’a à tolérer l’homosexualité, personne n’a à tolérer les croyants, personne n’a à tolérer les personnes qui ne se situent pas dans un genre particulier. C’est un fait. Alors demander à une société de légitimer et de se plier à un choix sexuel, une croyance, un choix ou refus de choix de genre n’est-ce pas demander de la tolérance, un acte moral, là ou les faits se suffisent ? Comment alors s’étonner que certains refusent et même contestent cette légitimité ?
J’utilise l’écriture inclusive parfois, quand je sens que ça a du sens, je ne l’utilise pas d’autres fois, parce que ça complique la compréhension. Vouloir en faire une règle, un principe intangible n’a pas de sens. Si votre sensibilité est heurtée c’est peut-être parce que vous confondez ce que vous pensez avec ce que vous êtes ? Pour ma part, je ne réduis aucun être humain à ce qu’il pense à un moment donné. Nos choix nous font mais ils nous défont. Je lis parfois des textes illisibles et qui en deviennent ridicules à cause de l’écriture inclusive. J’arrête alors de lire. Souvent je ne m’aperçois même pas de ce choix. Ça me regarde et je me garderai bien de vous dire ce qu’il faut en penser. Mais gardez-vous de vouloir m’en imposer une règle qui vous conviendrait !